Frédéric Brandon Claudine au bain acrylique sur toile Centre Cristel Saint-Malo

CLAUDINE AU BAIN

de Frédéric Brandon

L’œuvre d’une censure

Oh ! le grand et vrai tableau que voilà. Pour parler comme les maîtres d’autrefois, de la « belle peinture », signée en 1980 par Frédéric Brandon, artiste français alors âgé de 37 ans. Un homme qui s’était formé à l’École nationale des beaux-arts de Paris et avait eu le bonheur de s’essayer au Prix de Rome, en 1968. Bonheur volage, précisons-le, car en cette année particulière, la rue Bonaparte n’était pas sans participer aux dissipations sociétales (le mot restait à inventer) du quartier latin… Avec pour conséquence que le plus célèbre concours de l’histoire de la peinture fut supprimé par un André Malraux devenu tout à coup « moderne ». Aussi Frédéric Brandon, peintre surdoué, ne sut-il jamais s’il aurait pris place au célébrissime palmarès, à la suite de Boucher, Fragonard, David, Girodet, Ingres, Besnard, Brayer, Tondu, Jérôme, Fontanarosa, Guiramand, Brasilier. Mais la vérité est que l’intéressé s’en fichait comme d’une guigne ! Le seul honneur qu’il revendiquerait au cours de sa vie serait d’être un peintre libre.

Il en était donc là, en 1980, lorsqu’il termina Claudine au bain, acrylique sur toile de 130 x 195 cm au destin bientôt historique ! Expliquons-nous : un tableau magistral, d’une puissance telle qu’il avait été sélectionné pour être présenté en vedette à l’exposition « Figuration d’aujourd’hui », tenue du 24 janvier au 28 février à l’hôtel de Ville de Paris. Une réunion de sept peintres et sculpteurs, Gérard Baldet, Frédéric Brandon, Thierry Leproust, Alfonso Oliver, Antoni Taulé, Luigi-Vinardell, Louis Lutz, tous choisis par Jacques Lassaigne, le conservateur en chef du musée d’art moderne de la ville de Paris. Des artistes engagés, pour certains classés à gauche sur l’échiquier politique national. Soulignons-le : cet accrochage était organisé à quinze mois des élections présidentielles. Jacques Chirac, maire de la capitale, tentait désespérément de s’allier la sphère artistique à l’heure où François Mitterrand promettait le 1 % culturel.

Bref, un rendez-vous attendu. Bernadette Chirac, l’épouse, vint y jeter les yeux à la veille du vernissage officiel. Arrivée devant le colossal Claudine au bain, son sang ne fit qu’un tour : « Impudique ! Vous le décrochez. Il n’a rien à faire dans cette exposition. » Incrédule, Jacques Lassaigne voulut parlementer. Impossible. Il dut convoquer Frédéric Brandon. Lequel, goguenard, prit aimablement la chose. Il décrocha sa déjà fameuse Claudine au bain — et dans la foulée, décrocha un à un les autres tableaux qu’il avait apportés. Une fois encore, Jacques Lassaigne s’interposa. « Non, uniquement Claudine au bain ! Nous gardons le reste … » Mais le peintre à la carrure de rugbyman continua de plus bel. « Je n’exposerai pas sous la censure. Ou elle censure tout, ou elle ne censure rien ! » Au même moment, ses voisins de cimaises, solidaires, commencèrent à décrocher eux aussi. L’ensemble de l’exposition à terre ! Scandale à la mairie de Paris ! Surtout que des journalistes n’en perdaient pas une miette. « Histoire d’eau », titrerait le Paris Hebdo du 30 janvier afin de résumer la querelle. Bernadette Chirac sentit, mais trop tard, qu’elle s’était tiré une balle dans le pied !

Comment sortir de ce guêpier ? Malgré le raccrochage de toutes les toiles, les chroniqueurs se posaient la question quand Jacques Chirac s’approcha pour inaugurer, ès qualités, la manifestation. Artistes, rédacteurs en chef, hommes et femmes des télévisions et des radios, élus, invités triés sur le volet : c’est peu dire qu’il se savait épié. D’un pas lent, il gagna le mur où triomphait silencieusement la baignoire paraît-il sulfureuse. Long regard… Long mutisme et, sans le moindre doute, tandis que chacun l’observait, longue admiration face à ce nu qui puisait autant chez Pierre Bonnard que chez Tom Wesselmann. Parce qu’il y a cela d’effectivement admirable dans Claudine au bain : la pose, la solidité gestuelle, la sérénité picturale du maître français (et notons que le hasard a fait de Brandon l’exact anagramme de Bonnard) ; l’érotisme désincarné mais flamboyant du héraut américain du pop art. En d’autres termes, une odalisque contemporaine permettant de conclure qu’en 1980, la synthèse entre Bonnard et Wesselmann s’appelle Frédéric Brandon.

Jacques Chirac le comprit-il ? Évidemment. D’où son assentiment pour cette Claudine au bain qui marquerait profondément l’exposition parisienne.

 Christophe Penot