
LES ROUGETS
d’André Bordeaux-Le Pecq
Raconter Andrée Bordeaux Le Pecq, aujourd’hui, c’est-à-dire un demi-siècle après sa mort, c’est raconter l’histoire d’une certaine peinture française. Pour être précis, l’histoire de l’école de Paris, lorsque la Ville-Lumière était encore capitale mondiale de l’art. Un art déjà très bouleversé, fracturé, qui hésitait principalement entre les défenseurs du figuratif et les tenants de l’abstraction. Deux camps tranchés, incapables de se parler depuis le début des années cinquante, époque à laquelle Andrée Bordeaux Le Pecq, née à Laval en 1910, jeta sur la toile deux aimables rougets. Pour bien exprimer les choses, une nature morte indubitablement traditionnelle, composée d’un citron au premier plan, d’un poivron au second. Faut-il comprendre que nous admirons ici une œuvre classique ? Oui, si l’on rappelle qu’Andrée Bordeaux Le Pecq a parfaitement été formée dans l’atelier d’Émile Othon-Friesz, à l’académie de la Grande Chaumière. Oui, si l’on admet qu’à l’instar de Maurice Denis, elle a toujours soutenu l’évidence qu’« un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Cela étant, son classicisme s’arrêtait là. À toute autre définition, elle préférait et célébrait une peinture libre, affranchie des tutelles et des dogmes.
Elle ne goûtait pas l’art officiel tel que le prônait André Malraux. Elle se méfiait des conclusions définitives. Ce qu’elle souhaitait ? Des tableaux colorés, mélangés, vitalisés, régénérés, sachant inclure des formes et des idées nouvelles, fussent-elles iconoclastes. Aussi Andrée Bordeaux Le Pecq choisit-elle, en 1954, pour mieux se faire entendre, de créer puis de présider le salon Comparaisons, qui serait bientôt un fleuron dans la grande aventure de l’art. Car elle sut rassembler avec patience, sous ce drapeau, et Jacques Villeglé, Christo, Niki de Saint Phalle, Yves Klein, et Léonor Fini, et Max Ernst, et Vasarely, et Poliakoff ! Bref, la palette quasi complète d’un art contemporain qu’elle explorait elle-même à sa manière, multipliant les allers-retours entre la figuration et le cubisme, entre le cubisme et une discrète abstraction. Du reste, derrière l’empâtement des matières et l’éclat naturaliste de ce couple de rougets, comment ne pas voir qu’Andrée Bordeaux Le Pecq ne se pliait qu’à une seule règle : sa joie de peindre. Son bon plaisir.
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Christophe Penot